Bonjour et bienvenue,
Je suis en mesure de traiter certaines de ces questions, bien que n'étant pas d'une génération de près ou de loin concernée par les évènements de 1968 (à moins de considérer que notre société actuelle est entièrement marquée par lesdits événements, ce qui peut vouloir dire beaucoup de choses et don rien de très pertinent au final).
Je ne sais pas quelle longueur il vous faut mais voici quelques réactions spontanées (et de ce fait pas forcément très sympa) vite fait :
- Internet : paradis post-68 de la liberté ou espace encore trop régulé ?
Cette question n'a pas de sens. C'est comme si vous me disiez "la rue : paradis de la liberté ou espace trop régulé ?"
Internet, quel Internet ? L'internet français ? Quel Internet français ? Les blogs ? Wikipédia ? Le site web de l'UMP ? Les sites de journaux ? La sauce Web 2.0 pseudo-viralo-participative ? Tout dépend des espaces, des acteurs, des dynamiques.
Maintenant, si vous voulez quelques certitudes, voici les miennes :
- Internet est (à l'heure actuelle) le seul espace d'expression publique et d'audience potentiellement illimitée qui _semble_, effectivement, échapper à la concentration généralisée du champ médiatique français. Cette impression de liberté est pour une large part fondée sur des phénomènes d'auto-contrôle, d'auto-critique et d'adaptation aux modifications des contextes économiques, politiques, etc.
J'ai eu l'occasion ailleurs sur ce forum (
http://partipirate.org/forum/viewtopic.php?pid=789#p789 ) de revenir sur l'expression de Richard Stallman "computer-using citizens". Pour un nombre conséquent de personnes, le développement de l'infomatique et d'Internet est une occasion de s'affirmer en tant que citoyen, c'est-à-dire en tant qu'acteur libre et responsable du corps social.
Maintenant, reste votre image "paradisiaque" de "liberté" "post-68" -- image pour le moins galvaudée, avec laquelle vous me permettrez de prendre quelques distances. Encore une fois, je n'y étais pas. Je ne peux donc pas prendre en charge d'hypothétiques aspirations plus ou moins fantasmatiques, je laisserai à d'autres le soin de faire et refaire la psychanalyse de ce mouvement. Quand je vous parle de notre aspiration à redevenir des *citoyens* à part entière, je n'évoque de liberté que celle sur laquelle se fonde la République Française. Je ne peux m'associer à votre alternative "liberté vs régulation", qui me paraît partiale et orientée ; poursuivre et condamner, où qu'ils soient tenus, les propos d'incitation à la haine raciale, sociale, ou autre, ne me paraît constituer ni une régulation ni une entrave à la liberté ; il s'agit simplement de garantir une valeur d'harmonie et de paix sociale.
- Pour quelles raisons des gens décident-ils de travailler ensemble gratuitement sur un produit gratuit, en l'occurence des logiciels libres ?
Pour quelle raison questionnez-vous, vous-même, cette décision ? La conception qu'un certain XIXème siècle nous a laissée du travail (en tant qu'astreinte, pénible mais nécessaire, en échange d'un salaire) n'est que très minoritaire dans l'histoire de l'humanité. Très minoritaire, et bien arrangeante pour certains, ajouterai-je. À titre pers-onnel, je suis formellement opposé au marchandage (exploitation, aurait-on dit en 1968) qui consiste à asujettir n'importe quel citoyen au motif qu'il "faut bien gagner sa croûte". Vous trouverez maints exemples, autour de nous, de personnes à qui l'argent parvient sans que la moindre astreinte, le moindre pensum leur soit imposé ; à l'inverse, et ils sont hélas largement plus nombreux, vous trouverez d'autres exemples de citoyens qui se tuent littéralement à la tâche sans même que leur subsistance soit garantie en aucune façon.
Cela étant posé, j'en viens à votre question (vous aurez compris ma façon de procéder : je commence par montrer combien votre question est peu judicieuse, et ensuite j'y réponds).
Ces "gens", comme vous dites, ce ne sont pas "des" gens. C'est l'ensemble du peuple, l'ensemble de tous les peuples ; c'est vous, c'est moi. Évitez de traiter comme une minorité marginale et pittoresque le mouvement de fond qui est probablement en train de balayer radicalement la plupart des modes de pensées que nous avons pu connaître par le passé.
Ces gens, ont pris l'habitude d'être contraints à exercer un métier qu'il n'ont pas nécessairement choisi, qu'ils n'apprécient pas forcément, et de dépenser le plus clair de leur vie dans des activités qui leur sont imposées. Vient un moment où, ô miracle, l'on leur accorde un répit pour qu'ils puissent se délasser (et accessoirement dépenser leur argent durement gagné -- mais c'est un autre problème). Certains vont collectionner les timbres, d'autres apprendre à jouer du saxophone : ce qui est nouveau, c'est qu'une possibilité leur est offerte de faire bénéficier, à leur tour, d'autre personnes de leur (peu de) culture, de leur (peu d')intelligence ou de bon sens, et de leur (trrrès peu de) temps. Quoi de plus tentant ? J'y vois également une manière (c'est en tout cas ainsi que je le vis) de se rendre libre de l'assujettissement ambiant, des mots d'ordre de rendement, de productivité. J'affirme ma liberté : regardez, vous ne me contrôlez pas : la preuve, je suis libre de faire quelque chose de parfaitement improductif, de parfaitement superflu, et ce sans même qu'on m'appâte par un salaire.
Là encore, ce n'est qu'une partie du phénomène. Il existe aussi nombre de gens qui ont compris que le Libre est en réalité un modèle économique extrêmement rentable dans certains cas bien précis, il existe également de jeunes informaticiens qui veulent se faire un nom (et qui y parviennent la plupart du temps) etc.
En parlant d'économie, il y a par exemple toute cette "économie du don", sur laquelle repose par exemple Wikipédia, et à l'origine de laquelle est un même phénomène que précédemment : les citoyens ont envie d'être vus autrement que comme des coeurs de cible, des enjeux commerciaux, des consommateurs en un mot. Ils ne demandent qu'à dépenser de l'argent volontairement, pour peu qu'on cesse de leur imposer perpétuellement une logique de transaction infantilisante ("si tu ne donnes pas la pié-pièce au monsieur, tu n'auras pas de chocolat !").
- Pourquoi le logiciel libre gène-t'il autant les vieilles sociétés éditrices de logiciels (par exemple Microsoft) ?
Les gène-t-il ? Très franchement, j'en doute fort. (Et par la même occasion, je me permets de vous faire remarquer qu'une fois de plus vous incluez la réponse dans votre question.) À mon sens, les logiciels libres mettent ces sociétés face à un problème autre que "mon dieu, mon dieu, les carottes sont cuites pour nous". La question qu'ils se posent plus manifestement est : "tiens. Il semble que les consommateurs ne soient pas aussi primaires qu'on l'avait escompté ; comment allons-nous pouvoir en tirer profit ?" Vous évoquez Microsoft, son attitude est à ce titre significative : après une première phase de repli et de rejet, leur nouvelle stratégie consiste à annexer les projets libres autant qu'ils le peuvent, au moyen comme toujours de divers chantages et menaces. Toute l'existence des systèmes Linux repose sur la concurrence entre IBM et AT&T, le premier dépensant des milliards pour détrôner le second ; Apple, dès la fin de la décennie précédente, a choisi de récupérer et de verrouiller des centaines de milliers de lignes de code écrites sous licence libre, sans quoi sa renaissance n'aurait probablement jamais eu lieu. Google se sert du Libre comme d'un immense laboratoire et champ de recrutement pour ses informaticiens ; Sun s'est fait le parangon de la défense du Libre et y gagne une popularité sans précédent... Donc, non, votre question est infondée (dans le domaine informatique, à tout le moins). Le Libre, au contraire, c'est un nouveau moyen de rajeunir son entreprise, de la faire paraître plus cool, plus citoyenne, plus "équitable" (cela va dans le même sens que les cafés auxquels vous aurez compris que je pense).
- En quoi internet a-t'il permis l'émergence du logiciel libre : une culture de la gratuité, des possibilités de travailler en équipe, etc. ?
Je vous remercie de reprendre à votre compte l'idéologie Olivennéenne ("culture de la gratuité"). Sinon, que dire ? Oui. Peut-être. Je ne sais pas. Vous savez, vous ?
- L'open source, c'est l'avenir de l'informatique ?
J'allais répondre identiquement à la question précédente. Mais bon, je ne vais pas vous faire le coup deux fois de suite. Tout d'abord faites grandement attention à l'expression "open source", elle est extrêmement marquée idéologiquement (Microsoft elle-même fait de l'open source, cest dire). Deuxième point : je croyais que vous cherchiez à évoquer les évènements de 1968 ; que vient faire l'informatique dans cela ? Ce que j'appelle (je ne suis pas le seul) le Libre est un ensemble de modèles alternatifs qui, s'ils sont effectivement nés dans les milieux de programmeurs, y ont échappé depuis une bonne quinzaine d'années. Wikipédia, Free Culture, le projet Gutenberg, archive.org etc... la liste est longue.
Ayant donc décidé, tout seul comme un grand, de reformuler votre question en "le Libre est-il l'avenir du monde", je vous répondrai que c'est un avenir possible. Et certainement pas le plus mauvais.
- Les communautés d'informaticiens autour du logiciel libre, ça a des aspects 68ards ?
Autant ça ne me dérange pas outre mesure que vous ayez recours à l'imagerie d'Épinal pour évoquer 1968, autant quand c'est pour évoquer notre quotidien ça m'interloque un peu plus. Cessez de raisonner en termes de "communauté d'informaticien". Ça existe, probablement, en particulier dans la sphère des experts en sécurité des réseaux (improprement appelés "hackers"), des amateurs de jeux vidéo, des démos, de l'Usenet... mais oubliez toute idée, particulièrement dans le Libre, d'entités cohérentes (à vous lire, on croirait presque qu'ils vivent ensemble dans des squats avec leur portable et leur sac de couchage). Ce sont des regroupements extrêmement diffus, extrêmement mouvants -- nous en savons quelque chose au parti Pirate.
Ce qui est vrai, en revanche, c'est que l'élaboration d'un projet quel qu'il soit suppose une organisation extrêmement présente, même si non-écrite. Là encore, s'estompe le modèle dix-neuvièmiste, la notion de "produit" : il n'y a pas de producteur, pas de distributeur, pas de consommateur. Les modèles, là encore, sont variables : méritocratie, anarchie (l'anarchie étant une des formes d'ordre les plus complexes qui soient), démocratie... Chaque projet est un édifice en construction perpétuelle, un ouvrage collectif où chacun est *contributeur*, à un degré plus ou moins apparent. En tout cas, il n'y a pas de séparation entre "informaticiens" (pour reprendre votre vocable) et non-informaticiens.
Enfin, et pour préciser ce que je disais au tout début de cette longue intervention, je récuse plus ou moins votre vision du "68-ard-isme". Nous nous trouvons actuellement sous le joug de plusieurs processus extrêmement inquiétants pour l'avenir de nos sociétés (européennes, occidentales, mais aussi ailleurs) ; je ne sache pas qu'il soit resté quoi que ce soit des mouvements de protestation de mai 1968 autour de nous, si ce n'est, en creux, l'avènement d'une réaction toujours plus forte et plus "décomplexée". À mon humble avis, s'il y a une seule chose à éventuellement retenir des aspirations révolutionnaires de certains mouvements étudiants de l'époque, c'est avant tout la volonté de combattre, l'énergie et le courage -- ce qui est un peu difficile à défendre au vu, au bout de quarante années, de ce que sont devenus de nombreux "révolutionnaires" de l'époque...
Cordialement.